Ce sont des choses qui arrivent !
… mais juste avant d’embarquer, un bref disclaimer. C’est banalité d’affirmer que l’esprit humain est perclus de biais cognitifs, si je ne peux prétendre tous les museler, je me dois de vous indiquer, ami Lecteur, que je ne suis pas grand connaisseur (ou grand fan) de Bob Lennon.
Je l’ai entendu à plusieurs reprises dans des vidéos du Joueur du Grenier, j’ai essayé de regarder plusieurs des siennes sur Skyrim avant de conclure que son style et son humour ne collaient pas à mes propres goûts.
Pourquoi alors s’essayer tout de même à un roman interactif écrit par ses soins ? Pour plusieurs raisons : d’abord le succès du livre qui donne matière à réflexion, ensuite car il faut s’intéresser aux nouveautés dans un domaine en reviviscence, enfin car si on peut rester froid face à Bob Lennon le Youtuber, cela ne préfigure pas nécessairement d’une mauvaise surprise pour Bob Lennon l’écrivain.
Cela étant posé, glosons !
L’histoire débute avec un ton assez sinistre qui tranche avec l’atmosphère franchouillarde attendue : vous êtes (sans surprise) Billy et vous êtes l’un des derniers survivants de Plante-Citrouille, village ravagé par la Peste de Fer. Vous finissez juste de brûler les cadavres de votre famille lorsqu’une ancienne connaissance, Fanta (acolyte de Bob Lennon), surgit.
Le vieux baroudeur vous donne quelques conseils, un sac magique à contenance plus ou moins illimitée, ainsi qu’une destination : la ville de Lennonia, où vous attend quelqu’un qui saura vous protéger le temps que vous repreniez pied dans l’existence, ce quelqu’un étant évidemment la montagne de muscles douée de parole connue sous le nom de Pyro-Barbare.
Peu de temps après l’avoir rencontré, vous vous retrouvez dans le collimateur d’un seigneur de guerre mal luné : à VOUS de découvrir pourquoi et d’arrêter le vil personnage… Ou bien de trépasser en essayant.
Pour ce coup d’essai, le vidéaste s’en tient donc à un principe éculé : tuer le vilain sorcier qui vous attend au fond de son donjon (techniquement, ce n’est pas un sorcier, mais l’essence de la chose demeure la même) afin de sauver le royaume.
S’il n’y a donc pas la moindre originalité dans ce fil rouge – Lennon en est conscient, à un moment, vous devez choisir si vous êtes surpris par une révélation où bien si vous aviez vu venir le rebondissement à des kilomètres – et pas plus d’épaisseur qu’il n’en faut au monde dans lequel nous évoluons, c’est bien le style, l’humour et les personnages qui feront la force de ce volume.
Le duo de protagonistes y est pour beaucoup : le Pyro-Barbare demanderait probablement si la subtilité est une spécialité culinaire d’un pays qu’il ne connaît pas, incarnant une caricature de Conan ne vivant que pour la baston, le butin, la bouffe et autres plaisirs terrestres rapidement assouvis.
Connaître les choses, c’est bon pour les personnes comme Fanta : lui, il fait !
Quant à vous, Billy, vous restez un paysan adolescent mal dégrossi, nigaud à plus d’un titre, ignare des choses du vaste monde et jeté dans une situation vous dépassant de très loin ; si vous saurez vous montrer plus dégourdi que le Pyro-Barbare dans certains domaines, on aura plus d’une fois l’impression d’un aveugle se laissant guider par un borgne… Sans toujours savoir qui de vous deux est l’aveugle ou le borgne, d’ailleurs.
Il y a un petit côté Donjon de Naheulbeuk dans cet ensemble, même si l’on sent que l’auteur veut insuffler quelque chose allant au-delà du simple comique- sans toujours y parvenir, l’humour bon enfant restant omniprésent et peut-être un peu superflu à certains moments.
Mais avant de causer plus avant là-dessus, entrons dans cette taverne pour explorer à loisir le système de jeu proposé par La Forteresse du Chaudron Noir.
Vous connaîtriez pas un Chaudron Noir, par hasard ?
Ici et là sur la Toile, vous pourrez lire que le corpus de règles semble imposant, mais ce n’est qu’une première impression : même un néophyte en littérature interactive pourra s’y retrouver aisément.
La première étape, bien entendu, est de déterminer les forces et faiblesses de votre Billy.
Celui-ci dispose de quatre caractéristiques principales :
- L’Habileté, sacro-sainte stat qui, comme de toute éternité, déterminera si vous serez pitoyable ou pas en combat.
- L’Adresse, qu’on serait tenté de lier à l’Habileté mais qui ici définit l’agilité et la rapidité. Elle ne peut dépasser 5 points et se retrouve (rarement) testée hors-combat, en lançant un seul D6.
- L’Endurance, autre élément bien connu. Son rôle dans le grand ordre cosmique des choses est d’être multipliée par trois, ce qui indique ensuite votre total de Points de Vie.
- La Chance, achevant de nous rappeler les Défis Fantastiques. Plus fréquemment que l’Adresse, elle sera mise à l’épreuve dans certains paragraphes, avec le même principe (et vous perdez un point de Chance chaque fois qu’elle est testée). Contrairement à la série fondée par Livingstone, elle ne suivra par une règle fixe d’utilisation durant les combats…
Là où le livre se montre particulier, c’est en rattachant les points de caractéristiques supplémentaires au choix de trois objets parmi les armes, les outils et les équipements. Opter pour une bonne vieille épée vous vaudra ainsi +4 en Habileté, tandis que choisir le Pamphlet touristique vous octroie rien de moins que +4en Chance- ainsi que la preuve que vous savez lire, ce qui est utile en plus d’une occasion.
Le sac de grain vous fournit +2 en Endurance et en Chance tout en ayant aussi une utilisation spécifique parfois, etc.
Ce n’est pas tout ! Selon votre sélection d’objets, votre Billy acquerra un caractère particulier.
Par exemple, si vous optez pour un objet de chaque catégorie, vous serez Débrouillard. Non seulement cela impacte vos stats (ici, +2 en Adresse et -1 en Endurance) mais cela vous permettra d’effectuer des décisions et réactions spécifiques. Ainsi un Billy Débrouillard pourra abattre un chaman pendant qu’il effectue sa danse rituelle pré-duel, s’épargnant un combat !
Les combats, causons-en justement. Au-delà du principe évident de réduire à néant les PV de vos ennemis avant qu’ils ne fassent de même avec les vôtres, la configuration est clairement inspirée de Loup Solitaire.
Il suffit de mirer cette table :
En soustrayant le total d’Habileté de votre adversaire du moment au vôtre, vous obtiendrez un quotient qui définira les dégâts reçus et infligés. Il s’agira ensuite, à chaque assaut, de lancer un D6 pour connaître les résultats.
En cas de désavantage lourd de -7 et d’un maudit 1 obtenu, vous recevrez une claque de 12 points de dégâts- autant dire que vous serez probablement tué sur le coup.
Vous enchaînerez les assauts jusqu’à la victoire, la défaite ou un délai indiqué par le texte. Heureusement, le Pyro-Barbare sera régulièrement là pour vous assister, vous conférant un bonus en Habileté bien utile !
Même ainsi, il faudra probablement compter sur votre Adresse afin de survivre. De fait, tant que vous possédez au moins 2 points dans cette stat, vous pouvez à chaque tour tenter une esquive : si le résultat d’un D6 est égal ou inférieur à votre total d’Adresse, vous ne recevez aucun dégât.
Mieux encore, si vous tirez un 1, vous effectuerez une contre-attaque critique, qui inflige les dégâts maximaux selon votre quotient obtenu, plus les éventuels dommages critiques liés à vos objets.
Et aucun pénalité si votre esquive échoue !
Etant donné que l’équipement augmentant votre armure et les dégâts infligés n’est pas si fréquent, l’Adresse peut supplanter en partie l’Habileté.
Enfin, le caractère de votre Billy apporte également un avantage pendant les combats, comme de pouvoir totalement les esquiver si vous êtes Prudent, à condition de réussir un jet de Chance et de dépenser autant de points de chance qu’indiqué dans la table des situations (s’il doit combattre quand même, le Billy Prudent peut survivre à un coup mortel en réussissant un test de Chance).
Le Billy Guerrier a +1 en dégâts, le Paysan ne peut subir plus de 3 points de dégâts à la fois, le Débrouillard peut relancer le dé une fois par assaut.
Il y a donc tant de la diversité que de l’inégalité, car un Billy Prudent pourrait fort bien être à court de Chance et ne pas pouvoir se permettre d’avoir une Habileté trop basse- surtout que de toutes les manières, l’affrontement ultime ne saurait être esquivé ainsi !
Ajoutons que presque chaque combat comporte une règle spéciale, telle celle contre les Gnolls, dont les provocations diminuent votre Habileté par deux.
Cela contribue à apporter un peu de fraîcheur aux affrontements, tout en caractérisant leur spécificité lorsqu’ils en ont une (l’acide d’une plante annule vos éventuels points d’armure, l’agilité de guerrières Elfes Noires leur donne une chance sur deux d’esquiver vos dégâts…).
De ce point de vue-là, le tome nous offre un système simple à maîtriser, simulant le rapport de force entre vous et vos adversaires, en présentant assez de richesse pour ne pas être une foire aux lancers de dés ; en vérité les affrontements se concluent de manière suffisamment rapide, ce qui est un bon point.
Et pour les Billy peu portés sur la baston, il est techniquement possible d’éviter l’immense majorité des combats !
Notez tout de même qu’au vu de la descente de vos PV, un minimum d’adresse semble requis pour survivre.
Ça passe ou ça casse !
Quittons maintenant la taverne afin de nous balader dans les rues de Lennonia et saisir la structure de ce LDVELH. Celui-ci comporte un prologue et 5 actes, pour un généreux total de 608 paragraphes !
Si le découpage correspond bien à des unités narratives différentes, il s’agit plus de balises qu’une compartimentation stricte, puisqu’un acte contiendra des paragraphes ayant trait à un autre acte.
Concession bien compréhensible pour ne pas tomber dans un nombre de paragraphes standardisé pour chaque acte, et nécessaire pour les quelques énigmes présentes, comme trouver le résultat d’une équation posée par un marchand de vin ou soustraire un nombre au paragraphe auquel vous vous trouvez, afin de déceler une porte secrète.
Rien d’insurmontable et il y en a très peu d’obligatoires pour accéder à l’ultime séquence du livre.
De manière générale il y a peu d’éléments impératifs requis pour remporter la victoire ; deux manières principales existent afin de rectifier le Big Bad de cette fois et l’une d’entre elles mobilisera les objets ramassés au cours de vos tribulations.
Aucun risque de se retrouver bloqué pour avoir tourné dans la mauvaise direction 20 paragraphes
auparavant, ou avoir raté un quelconque bibelot à l’importance insoupçonnée !
En parfait accord avec l’atmosphère ambiante, Bob Lennon n’a pas voulu que son lecteur se prenne la tête
en se plongeant dans son ouvrage et c’est une sage décision.
Il va même jusqu’à vous accorder le droit de recommencer au début de l’acte en cours, avec un Billy flambant neuf, si d’aventure vous tombiez tout de même dans un vilain PFA- autorisation textuelle qui ne fait jamais qu’entériner une pratique bien ancrée.
Avec une telle structuration et l’absence d’essai-erreur, serait-ce à dire que La Forteresse du Chaudron Noir manque de carburant pour susciter le besoin ou l’envie de nouvelles lectures ? Que nenni !
Le livre présente au minimum le potentiel pour deux « parties » avec une belle variance, grâce notamment à son embranchement majeur durant l’acte II. De fait et dans le but d’obtenir des informations sur l’infâme méchant désirant nuire à votre santé, vous aurez le choix entre vous rendre à la Cathédrale ou à la Tour des Mages.
L’une implique de dégommer du mort-vivant après avoir réalisé un bouton de chemin en compagnie d’une centauresse zélée, l’autre de survivre à des jardins mortels avec l’aide d’un Fleuriste, lequel fait plus penser à Léon le Nettoyeur que votre vendeur de fleurs local.
Deux ambiances et deux approches différentes qui valent la peine d’être vécues. En sus, une autre phase de recherche d’informations vous demandera d’enquêter dans une sélection limitée de lieux, de la maison des plaisirs du coin jusqu’à la bibliothèque (gérée par un singe parlant…) en passant par la caserne ou la voyante.
Comme votre mémoire est sans failles, ami Lecteur, vous aurez de vous-même songé aux différents caractères de Billy comme moteur de rejouabilité. J’y apporterai seulement une nuance : ils ne sont pas suffisants pour justifier quatre lectures distinctes.
Même avec un stock si important de paragraphes, il n’y en en effet pas assez de sections spécifiques à l’ou l’autre type de Billy pour se sentir embarqué dans une épopée si radicalement singulière.
C’est néanmoins un élément pensé comme tel, puisqu’il s’associe à un autre système : l’accumulations de Points de Gloire. En plus de récompenser des actions d’éclat, ils vous seront décernés si vous agissez en accord avec le tempérament de votre Billy.
Ainsi, si vous êtes Guerrier et que vous goûtez à une boisson dont les ingrédients sont propres à ronger votre estomac, un Point de Gloire ! A contrario, si vous suivez le conseil du Pyro-Barbare et dédaignez l’ignoble mixture, un Point de Gloire dans le cas où vous incarnez un Billy Prudent.
A nouveau, le fait d’inclure 4 types différent de Billy induit un manque de fréquence dans ce genre de choix.
Toutefois, ensemble avec les Points de Richesse, ils détermineront la qualité des fins que vous pourrez obtenir, lesquelles varient aussi en fonction du caractère de votre personnage (l’une d’elle vous propose même de vous allier au Big Bad et, étonnamment… Tout se termine bien pour vous !).
Quand on connaît le caractère régulièrement bref ou carrément lapidaire des paragraphes finaux dans les LDVELH, notamment ceux du siècle dernier (quelqu’un s’est écrié « Le Mercenaire de l’Espace » dans l’assistance ?) on ne peut que saluer ce sens du détail qui apporte une clôture satisfaisante à l’aventure de votre Billy, peu importe la manière dont vous vous y êtes pris.
Surtout qu’il s’agit pour la plupart de fins déterminées par vos actions au cours de vos pérégrinations, et non pas à cause d’une décision de la onzième heure, chose assez coutumière dans le monde des jeux vidéo (ici, votre humble serviteur ne peut que soupirer et repenser à Mass Effect 3).
En évoquant celui-ci, Lennon a voulu emprunter un de ses éléments : le système des achievements, ou hauts faits dans la langue de Molière. Si le concept vous est étranger, ami Lecteur, il s’agit simplement de sortes de trophées virtuels récompensant le joueur pour avoir accompli telle et telle action.
Le mérite de la chose est tout relatif puisqu’il peut aussi bien sanctionner un véritable accomplissement (comme terminer un jeu sans jamais améliorer ses capacités et équipements) que signifier que vous avez terminé le prologue.
Même si cela peut guider des envies de challenge, au fil du temps, c’est notoirement devenu l’occasion de placer des jeux de mot, traits d’esprit et donner de la paillette aux egos des joueurs, chaque haut fait indiquant le pourcentage des personnes l’ayant débloqué.
Bref ! La Forteresse du Chaudron Noir contient une quarantaine de hauts faits qui ne sauraient être glanés en une seule lecture. Vous pourriez ainsi obtenir « Le cheval de trois » en ayant vaincu les trois courtisanes au sein de la forteresse éponyme.
A titre éminemment personnel, je considère que le système, déjà discutable à la base, se traduit mal dans le monde des romans interactifs. Les jeux vidéo vont requérir une certaine compétence, dans des domaines variables et à des degrés divers, manette en main ou souris/clavier ; dans un LDVELH, si on peut solliciter votre logique pour des énigmes et votre bon sens (qui n’est pas nécessairement le même que celui de l’auteur !), il n’y a pas le même « investissement » pour acquérir ces trophées.
Mais au fond, ce n’est pas au détriment de l’ouvrage : ceux séduits par le concept y trouveront de l’amusement, ceux sceptiques comme moi l’ignoreront.
Son existence prend simplement fin, et il l’accepte.
Même si un tel ouvrage s’adresse en toute logique en priorité aux fans de Bob Lennon, une question peut légitimement se poser : l’écriture est-elle suffisamment qualitative pour plaire au-delà de la communauté ?
La réponse irait plutôt dans le sens de l’affirmatif.
Le monde n’est pas foncièrement moins détaillé que dans nombre de LDVELH d’antan et on sent que le Youtuber n’a pas désiré capitaliser sur un media qui reprenait des couleurs.
Les quelques moments sérieux ont du mal à se tailler une place face au burlesque, mais même si l’humour n’est pas forcément d’un raffinement élevé (votre personnage sa gaussant que « la mienne est plus grande que la tienne » face au Pyro-Barbare, en comparant deux os d’un squelette vaincu récemment) et que certains éléments peuvent paraître trop appuyés (comme la diction approximative de la montagne de muscles), il fonctionne globalement.
Et surtout, il fonctionne même si vous n’êtes pas coutumier de ces personnages ! Religieux malicieux, cuisinier de la forteresse vous refilant une mission de commis comme si de rien n’était, voyante acariâtre, sorcier complètement toqué et ainsi de suite, vous rencontrerez une ribambelle de personnages différents et hauts en couleur, donnant un côté très vivant à l’ensemble.
C’est peut-être, et un brin ironiquement, la Forteresse en elle-même qui s’avérera le passage le moins convaincant du tome, parce que le plus convenu : faire le tour des pièces jusqu’à dénicher deux clés et pénétrer dans l’antre du Big Bad.
Un plan vous évitera de trop vous perdre et pour le donjon d’un aussi triste sire, il contient moins de périls obligatoires que ce à quoi on pourrait s’attendre. Cela n’empêchera pas de passer à nouveau des moments absurdes, comme avec le crâne posant une énigme dont il ne sait pas la réponse et vous livrant des renseignements quoi que vous répondiez, toutefois, il y a là un peu moins de créativité que dans le reste de l’ouvrage.
Heureusement, le final rattrape largement tout cela !
Si déclarer que Bob Lennon fait absolument mieux que les auteurs de naguère parait quelque peu exagéré, tout comme la somme récoltée pour la campagne de financement participatif continue de faire tourner la tête, La Forteresse du Chaudron Noir n’est pas un produit creux surfant sur la célébrité de son créateur.
Généreux, avec des mécaniques imparfaites mais accessibles au plus grand nombre, pétri d’éléments pour motiver à effectuer plusieurs lectures, drôle sans être offensant, c’est là une bouffée de fraîcheur pour qui veut vivre une aventure sans prise de tête aucune.
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