Cette fois-ci, passons du côté de la langue de Shakespeare pour découvrir une histoire aux allures de conte- pas un conte bien propret, mais avec des éléments résolument inquiétants et mortels pour le protagoniste (et pas que lui, bien sûr). Dans Shadow Chaser, le propos pourrait cependant paraître d’une banalité assommante : sur vos frêles épaules d’adolescent repose le sort do royaume, bien que rien ne pouvait vous y préparer. Comme vous êtes sagace, ami Lecteur, vous savez néanmoins qu’il est peu judicieux de jeter une intrigue aux orties sur la seule base de sa simplicité. La qualité des personnages rencontrés, la manière de mettre en scène ladite histoire, la façon de décrire et de raconter sont des éléments tout aussi importants pour capturer notre attention et nous permettre un voyage bien agréable sans quitter notre repose-séant, celui de l’imaginaire. Et là, Shadow Chaser brille tout à fait. De quelle manière ? Munissez-vous de votre porte-bonheur, prenez une dague par sûreté, puis découvrons-le ensemble, tant que les ombres n’ont pas tout englouti… |
TOUS LES CHEMINS MÈNENT VERS NOUS, ROWAN
Le livre-jeu ne perd pas de temps pour nous plonger dans l’action, puisque notre avatar est réveillé en pleine nuit par des personnes qui ne semblent pas exactement être les amis du petit-déjeuner. Que vous décidiez d’ouvrir bien naïvement la porte ou bien de vous carapater sans demander votre reste, les rouages du destin sont en place : on veut vous capturer (ou à défaut, vous tuer), ce qui pourrait paraître bien étonnant, puisque vous êtes le simple fils d’un charpentier.
Mais il est vrai que vous êtes un orphelin adopté et que vous ne connaissez rien de vos origines…
Ce qui sera corrigé relativement rapidement, quelles que soient vos décisions initiales.
Et à ce titre, on peut déjà complimenter Shadow Chaser : il met en place de véritables embranchements et pas de simples fourches rapides, avant de vous emmener comme dans un entonnoir vers un passage obligatoire, puis de répéter ce pattern jusqu’à la conclusion (plusieurs fins étant possibles, sans travail « préparatoire » pour autant : il s’agit d’une décision de la onzième heure qui changera les choses).
Ainsi, si vous laissez entrer sans broncher les visiteurs nocturnes, vous serez kidnappé sans autre forme de procès.
Votre fuite sera due en bonne partie à la chance, lorsque le chariot de vos ravisseurs croise la route d’un cirque ambulant : après un combat, vous pénétrerez dans une forêt inquiétante où vous pourrez faire une insolite rencontre, avant que d’être guidé vers un vendeur de cartes qui s’avérera être un ancien compagnon d’armes de votre défunte mère.
Le coup de mettre en place plusieurs paragraphes menant à la même destination est connu- Shadow Chaser évite l’écueil du faux choix en misant sur des péripéties vraisemblables dans l’univers en question.
Si vous choisissez la fuite, vous devrez jouer au chat et à la souris avec vos poursuivants en pleine nuit, avec plusieurs risques de devoir affronter vos ennemis, ainsi que de devoir retrouver votre chemin vers une auberge que vous savez être sûre.
Chaque chemin possède son ambiance propre, permet de récolter des objets différents et fournit des éléments de scénario spécifique tout en ne présentant pas un déséquilibre manifeste au niveau de son intérêt global : c’est là la marque d’une structuration réussie, d’une vraie impression de choix pour le lecteur-joueur, qui, grâce à la qualité de la prose, incitera en plus à la relecture.
Le livre alterne agréablement entre paragraphes riches en dialogue et paragraphes plus accentués sur la description pure, laquelle fait vivre le monde autour de nous avec justesse, sans éléments superflus, loin également des sections lapidaires dans d’autres LDVELH où l’on vous propose uniquement un choix directionnel, sans enrobage descriptif ou narratif.
TOURNE MAINTENANT TES PENSÉES VERS LES CONTES DE JADIS
Agitons maintenant notre lanterne vers le système de jeu de ce tome.
Comme vous pouvez le voir sur cette accorte feuille d’aventure, Rowan dispose de 5 scores pour le caractériser : les points de vie, le Sixième sens, l’Athlétisme, l’Endurance et l’Habileté.
Les points de vie sont automatiquement fixés à 12 et ne pourront pas dépasser ce total de départ durant l’aventure, tandis que les quatre compétences démarrent avec trois points ; en début d’aventure, vous pourrez rajouter 1 point à celle de votre choix.
Aucune n’aura une incidence statique sur les combats – même si elles seront parfois mises à contribution, comme pour le tir à l’arc – et on surtout vocations à être testées.
Généralement, il s’agira de lancer un D6, d’ajouter le score de la compétence utilisée (ou des compétences !) et regarder si le résultat atteint ou excède le seuil dicté par le livre. La bonne nouvelle, c’est qu’un échec est rarement source de PFA et peut même comporter des conséquences positives !
Ainsi, si votre Sixième sens n’est pas à la hauteur pour échapper aux attentions d’un monstre trompeur, vous serez embarqué dans son repaire sous terre, avant d’être recraché suite à une certaine action…
Tout en récoltant un bijou utile pour la suite ! Vous aurez perdu des points de vie dans l’opération, pour autant, le tableau n’est pas complètement noir.
A plusieurs moments-clés de l’histoire, vous obtiendrez des points d’aptitude, que vous dépenserez comme vous le souhaiterez pour augmenter vos compétences. Si aucune ne surclasse les autres, l’utilité pratique du Sixième sens m’a semblé moindre puisqu’il intervient notamment si vous avez déjà entrepris une action un peu sage.
Dans tous les cas, cela fournit une réelle impression de montée en efficacité de votre personnage, tout en apportant de nouvelles variations bienvenues.
Passons maintenant à un élément dont la plupart des romans interactifs ne font pas l’économie : les combats ! L’approche retenue par Simon Tudhope est assez surprenante, ne se plaçant ni dans le choc entre deux statistiques (à la Défis Fantastiques) avec un des belligérants l’emportant sur l’autre, ni sur un tableau de résultats à la Dragon d’Or, ni même un système prenant en compte le rapport de force à l’instar de ce qu’offre Loup Solitaire– pour citer uniquement ces trois exemples.
Ici, nous serions plutôt dans un paradigme reposant sur le pronostic.
Pour bien le comprendre, considérez tout d’abord cet exemple d’affrontement :
Les flammes représentent votre total de points de vie – vous apprendrez en effet que vous êtes le Gardien de la Flamme, seul capable de repousser les ombres – chaque point de vie perdue étant symbolisé par une flammèche barrée.
Les crânes traduisent les points de comat de votre adversaire et votre but sera bien naturellement de les réduire à néant.
Pour cela, avant chaque round de combat, vous devrez décider la « puissance » de votre attaque, ce qui revient à essayer de prédire quel résultat vous allez obtenir en lançant 2D6 :
7 ou + : l’adversaire perd 1 point de combat
9 ou + : l’adversaire perd 3 points de combat
11 ou + : l’adversaire perd 5 points de combat
En précisant que si, pour l’exemple, vous avez pronostiqué « 7 ou + » vous ne pourrez barrer qu’un seul crâne de votre ennemi, quand bien même vous les dés vous auraient gâté avec un 12.
Si vous échouez à passer le seuil choisi, vous perdez autant de points de vie que la valeur de dommages de votre adversaire (blessures réduites par toute éventuelle armure que vous porteriez).
Les probabilités en lançant 2D6 peuvent être aisément calculées et une attaque « lourde » requérant 11 ou 12 est bien trop périlleuse. Ce tableau permet d’illustrer la chose :
On se rend alors compte que réussir un lancer pour obtenir 11 ou 12, les probabilités ne sont que de 3/36 !
L’option intermédiaire est plus sûre, encore que bien hasardeuse, tandis que 7+ a plus d’une chance sur deux d’advenir.
Pourquoi, alors, flirter trop intensément avec Dame Chance ? Car comme le montre l’image, vous avez un nombre de rounds maximum pour l’emporter. Si vous ne réussissez pas dans le temps imparti, pour des raisons qui ne sont pas réellement explicitées, vous mordez la poussière (la magie des ombres doit être aussi insidieuse que mystérieuse).
Le livre aura beau vous informer que la défaite n’équivaut pas obligatoirement à la mort, ce sera presque à chaque fois le cas…
On comprend alors que les attaques intermédiaires ou lourdes puissent sembler tentantes si le sablier approche de la fin !
Pour autant, comme vos compétences sont ignorées pour les combats et qu’il n’y a quasiment pas de situations où un avantage contextuel/un objet puisse améliorer les probabilités en votre faveur, c’est un système assez peu gratifiant en définitive (notez en marge que les objets, par contre, trouveront souvent une utilité et n’encombreront pas votre sac à dos comme beaucoup d’entre eux dans une aventure de La Quête du Graal).
Cela peut certes vous inciter à éviter les batailles, néanmoins et fort souvent, vous n’aurez d’autre choix que de recourir à la violence pour sauver votre vie…
Ce système à lui seul ne saurait constituer un repoussoir, on s’étonnera simplement qu’il soit relativement mal pensé alors que le reste du livre montre un beau talent.
Ce qui est d’autant plus vrai avec une autre composante !
L’OMBRE VIT AUSSI. AU-DELÀ DE LA PENSÉE, AU-DELA DE LA RAISON. UN DÉMON DE PURE ÉNERGIE.
Celle-ci n’étant autre que des énigmes entièrement contenues dans d’exquises illustrations, comme vous pouvez l’admire ci-dessus. La sorcière dans cette image vous demande de mélanger l’eau provenant de quatre rivières en particulier, afin de pouvoir régénérer la Flamme ; il ne faut donc surtout pas mélanger avec un liquide impropre.
Chaque tuyau comporte un chiffre, il s’agit alors d’additionner les 4 numéros afin d’obtenir le paragraphe auquel vous rendre : une méthode tant simple qu’ingénieuse, représentant un bon « verrou » contre les tentatives de triche.
C’est également un moyen élégant de mêler les illustrations avec des passages obligatoires pour poursuivre votre aventure, et ce, de manière bien plus poussée que dans les LDVELH d’antan, tout en demeurant « organique » : nous voyons ce que Rowan voit, un moyen d’échapper au péril actuel.
Si pour les tout premiers on vous accordera un joker (au prix de la parte d’un point d’aptitude !) les suivants signifieront la fin de votre aventure si vous ne parvenez point à les résoudre.
Même moi qui ne suis par particulièrement amateur de casse-têtes, j’ai pris plaisir à me creuser les méninges pour trouver la solution.
L’autre bon côté est que ces énigmes sont variées, en voici une preuve :
Il s’agit ici de remporter une partie contre ce charmant personnage, en déterminant quelle pièce et sur quelle case elle doit atterrir afin de remporter la victoire en un seul coup : il faut alors prendre en compte les valeurs d’abscisse et d’ordonnée pour trouver le bon paragraphe.
Enfin, vous ne rencontrerez pas tous ces puzzles au cours d’un seule lecture, ce qui plaide à nouveau pour la rejouabilité du titre.
Il y a au bout de compte fort peu de choses à reprocher à Shadow Chaser, j’en citerai deux.
La première est une ellipse temporelle survenant de manière très impromptue, tenant à la fois du deus ex machina et d’un moyen d’augmenter les enjeux : un mécanisme narratif un peu expéditif.
La seconde concerne la fin, où l’identité de l’antagoniste principal nous est jetée au visage comme un caillou dans la soupe, laissant des questions sans réponse.
Mais quel combat final ! On est bien loin d’une pitrerie telle que l’affrontement contre Cyrus dans Le mercenaire de l’espace…
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« Plus sombres sont les ténèbres, plus fort brille la Flamme »
Quel délice que ce Shadow Chaser ! Une intrigue simple mais globalement vraisemblable dans l’univers qui nous est présenté, un système de jeu fluide ayant de quoi mettre en branle notre intellect avec ses illustrations, des dialogues bien écrits et une narration au poil.
On regrettera un système de combat perfectible, néanmoins, si l’anglais ne vous pose aucun souci et que le thème vous correspond, il serait dommage de se priver d’une telle expérience. Car même si l’auteur a déclaré que le livre était tout d’abord destiné aux enfants et jeunes adolescents, un adulte y trouvera son compte également.
Sur ce, ami Lecteur, je dois vous laisser, j’ai l’impression d’avoir égaré mon ombre…