Tandis que son compère et cofondateur de Games Workshop, Ian Livingstone, s’adonnait aux one-shot en aimant plonger ses lecteurs dans des pièges (et tentant avec des résultats discutables de poursuivre la série des Défis Fantastiques) Steve Jackson n’avait pas repris la plume des livre-jeux depuis bien des lustres. Si, certes, il avait également contribué à la série fondatrice en nous offrant à la fois l’excellence (La créature venue du Chaos) et la maladresse des débuts (La Galaxie Tragique et son seul bon chemin sans le moindre combat spatial !) son héritage le plus pérenne se situe bien au niveau de Sorcellerie!, une saga de quatre tomes nous plaçant dans la peau du même personnage pour une quête épique. Et, comme le titre l’indique, pleine de magie, pour des tomes riches en paragraphes et en possibilités ! Comme de juste, Jackson nous est revenu probablement pour la dernière fois, afin de nous livrer son propre LDVELH-anniversaire. Et quelle aventure, nouant tout à la fois avec les racines de la série tout en allant étendre ses cimes dans des directions inattendues ! Un hommage inventif prouvant qu’après toutes ces années, Jackson n’a pas perdu son talent, même s’il semble avoir étrangement emprunté à une partie du registre de Livingstone. Prenez votre havresac, ami Lecteur, découvrons les raisons de ce succès… |
DU SOC A L’ÉPÉE
Notre histoire commence in medias res : vous vous retrouvez dans une grotte peu recommandable et les commentaires de votre geôlier ne laissent aucun doute sur ce à quoi il destine votre pauvre carcasse- vous allez passer à la marmite !
Pire encore, vous avez été capturé par un ogre à deux têtes : une créature aussi rare que répugnante à croiser. Le sentiment de danger s’allie avec l’humour (qui, on le sait, est parfois désespérément absent des Défis Fantastiques) dès le début, car une des options vous permet de laisser l’ogre bicéphale faire enfler sa dispute, entre une tête accusant l’autre de trop boire, tandis que son vis-à-vis lui reproche de ne pas nettoyer convenablement la caverne.
Quelle que soit votre méthode pour échapper à un culinaire et funeste sort, vous croiserez un Leprechaun annonçant que quelque chose de mauvais s’approche. Vous n’avez pas le temps de méditer sur cette annonce pessimiste, puisqu’un choc retentit contre votre crâne…
Il s’agissait en fait d’un rêve : vous avez été heurté par une rame et sauvé de la noyade, car en réalité, vous incarnez un jeune homme ayant pris le bateau avec quelques affaires (dont des sous-vêtements de
rechange, votre mère a insisté) pour la célèbre cité de Salamonis, sorte de rêve américain pour les jeunes et moins jeunes d’Allansia.
C’est là une des premières originalités du livre : au lieu d’être dans la peau d’un aventurier/mercenaire vétéran comme c’est très souvent le cas, vous êtes le fils d’un paysan, avec plus d’étoiles dans les yeux (notamment avec un livre de récits vous étant cher) que d’expérience, recherchant une vie plus excitante que de faire pousser des légumes et se battre contre le mauvais temps.
Cela se ressent également au niveau du système de jeu puisque vous ne possédez que 6 points d’Habileté, 12 points d’endurance et 6 points de Chance- inutile de lancer les dés pour définir vos scores.
Des statistiques ayant de quoi inquiéter, puisqu’en l’état, notre visiteur venu de la ruralité ne pourrait guère affronter de menaces plus sérieuses que des gobelins !
Secrets of Salamonis sort également des sentiers battus avec l’absence d’un fil rouge écrasant. Ce qui est tout à fait logique, car dans l’optique où vous êtes un fils de la terre à peine dégrossi, on ne va pas vous imaginer embarqué tout de go dans une périlleuse quête…
Votre premier souci sera de découvrir la ville de Salamonis et récupérer votre sac, tout en vous formant avec plusieurs possibilités pour pouvoir prétendre rejoindre la fameuse Guilde des Aventuriers.
Vous ne pourrez choisir que deux d’entre elles, chacune vous offrant une compétence spéciale parmi une liste de six. A part la Rixe, laquelle semble avoir fort peu d’usage, vous aurez maintes occasions d’utiliser les autres, agissant comme une nouvelle opportunité ou bien faisant office de « roue de secours » en l’absence d’un objet ou remplacer un jet de chance.
D’ailleurs, vous pouvez obtenir la « compétence » Chanceux, comme vous pouvez vous en douter, elle vous permettra de toujours réussir les tests de Chance- un rêve devenu réalité, surtout que ces tests ne manquent pas dans cette aventure et que vous ne commencez qu’avec un score de six points dans cette catégorie.
L’option existe pour rejoindre la Guilde tant que vous avez suffisamment d’or, néanmoins, ce serait une grave erreur que de vouloir trop se hâter. Non seulement vous allez passer à côté des compétences et de sections cohérentes où votre personnage gagne en expérience, tout en donnant corps à la ville de Salamonis, mais vous rateriez également l’occasion de récolter de précieux points d’Amonour !
Sous ce terme se cache une notion propre aux habitants de cette cité, sorte de mélange entre la renommée et l’aura de destinée qui vous entoure, que d’aucun jugent plus importante que de l’or sonnant et trébuchant, augmentant par vos actes héroïques et audacieux, déclinant lorsque vous agissez de manière déshonorable.
Ce dernier point est discutable, car vous pouvez gagner de l’Amonour en arnaquant les gens, à l’instar de la section où vous pouvez vous associer à un chien parlant pour mettre en scène une attaque où vous allez vaillamment repousser la bête pour gagner la faveur des fausses victimes !
Vous pourrez aller encore plus loin en devenant un parfait escroc aux cartes et un bonimenteur patenté…
La verve de Jackson est intacte et il nous offre une partie urbaine délectable, pleine de vraisemblance également puisqu’en tant que jeune freluquet fraîchement arrivé dans la grande ville, vous ne pourrez pas forcément être très regardant sur les manières d’obtenir de l’argent.
Vous pourrez ainsi travailler dans un abattoir particulièrement répugnant où il faudra transformer des abats en tentant de ne pas vomir…
Pour ce qui est de l’Amonour en lui-même, il aura deux usages. Le principal sera d’être converti, une fois que vous aurez rejoint la Guilde des Aventuriers, en points à répartir pour augmenter vos scores maximaux, au taux de deux points d’Amonour pour un point d’Habileté, d’Endurance ou de Chance.
Il est à peine besoin de préciser que si vous désirez faire de vieux os, un score de 10 en Habileté ne sera pas superflu !
L’autre usage sera de servir de checkpoint pour vérifier que vous pouvez aller de l’avant, un moyen élégant et congruent pour le récit de vous signaler que vous n’êtes pas prêt. Cela dit, à une autre instance et si vous ne possédez pas une certaine compétence spéciale, ce sera un arrêt de mort si votre Amonour n’est pas suffisamment élevé…
LA MENACE FANTOME
La deuxième partie de Secrets of Salamonis vous voit devenir un aventurier à part entière et les adeptes de RPG au format vidéoludique ne seront pas dépaysés : une illustration sera dédiée à un panneau d’affichage, rempli de quêtes avec un numéro de paragraphe pour les débuter.
C’est là que la main pas tellement invisible de l’Amonour intervient à nouveau : pour deux d’entre elles, vous ne pourrez les entreprendre qu’en ayant accumulé suffisamment de renommée, en gros, si vous avez accompli toutes les autres missions.
Cela reste moins restrictif qu’un one-true-path, puisque vous pouvez aborder les autres quêtes dans l’ordre que vous désirez, apportant une petite sensation de liberté. Vous prendrez ainsi de la graine en allant récolter des herbes pour les sorcières de Dree, en escortant une caravane, en allant (tenter de) résoudre le mystère d’attaques sauvages…
Des vignettes narratives qui peuvent évoquer les quêtes secondaires du Repaire des Morts-vivants, en plus développées et tout aussi périlleuses. Débarrasser les mines d’argent de créatures pourtant aussi peu impressionnantes que des Vers des Roches pourrait s’avérer tout à fait fatal si vous vous perdez dans le dédale !
L’ensemble a le mérite de la variété et d’ambiances différentes, Jackson prenant la peine d’inclure un mini-système de points liés à des indices pour votre enquête dans un village attaqué par d’affreuses bêtes (un autre était déjà inséré si vous aviez travaillé aux abattoirs : à chaque paragraphe précédé d’une tête de cochon, vous aviez une chance de recruter un travailleur et gagner de l’argent !).
Entre chaque quête, vous aurez l’occasion de dépenser votre pécule (plus ou moins) bien acquis au bazar, comprenant des objets à l’utilité évidente, comme les potions permettant de ramener une de vos caractéristiques à son total de départ.
Avec les habituelles provisions redonnant 4 points d’endurance à tout moment autre que le combat, même si vous rencontrerez plusieurs adversaires à l’Habileté élevée – le boss final en possédant rien de moins que 11 – il y aura donc largement de quoi regagner votre santé, ce qui amoindrit un peu le défi à ce niveau-là.
Vous en aurez en effet suffisamment d’or pour acheter plus que ce qu’il vous faut (une potion de Chance est vivement recommandée si vous n’avez pas la compétence spéciale en rapport), y compris d’autres objets dont l’usage est plus nébuleux, mais pour certains, essentiels sans que vous le sachiez de prime abord.
Le titre de l’ouvrage prend en effet plus de sens ici. Les quêtes que vous accepterez n’ont pas de lien direct entre elles, les deux dernières, plus ardues (dénicher une Licorne noire et arrêter le Cardinal Zyn, chef d’un culte au nom barré, les Sœurs de la Fraternité) ne laissant pas plus présager d’une culmination des évènements.
Et pourtant ! Jackson, pas à court d’inventivité, a mis en place un système de jours de la semaine, utilisé de manière bien plus probante que dans Stormchaser. C’est en réalité un moyen discret de vous aiguiller sur l’acte final de l’ouvrage, car quel que soit l’enchaînement des quêtes, le temps passé fera que vous aboutirez à un jour fatidique où Salamonis se retrouvera attaquée.
Si vous avez été attentif durant votre visite de la riche cité et l’accomplissement de vos quêtes, la personne au centre de la nouvelle mission à entreprendre vous sera un brin familière. Vous devriez alors avoir quelque idée de l’endroit où se terre la personne en question.
Si vous le savez, selon un système bien connu, il vous faudra convertir la réponse en chiffres, si le paragraphe n’a aucun sens, fin de partie !
A moins que vous ne possédiez la compétence Epellation, une manière originale pour un livre-jeu d’inclure un guide interne : cela vous permet en effet de faire appel à un Oracle, qui vous dégoisera une description lyrique de ce que vous recherchez et des mots à compléter pour trouver la réponse en question.
Convertissez les lettres selon une page en fin de volume et si vous tombez juste, la vérité se fera jour.
On saluera à ce propos la volonté de Jackson d’insérer toute ces petites mécaniques qui agrémentent ce volume anniversaire et le rendent plus riche que la moyenne des Défis Fantastiques, faisant songer à d’excellents titres comme Le Dragon de la Nuit, possédant eux-mêmes des mécaniques spécifiques.
Et c’est fort judicieux de sa part de vérifier ainsi que vous avez été assidu dans votre lecture ! Notez que si pour une raison ou pour une autre vous avez arrêté une des quêtes à mi-parcours (c’est parfois possible), vous pourriez vous retrouver dans panade pour détenir la réponse.
Point de salut pour les fainéants…
Pour autant, cette ultime partie de l’aventure pourrait paraître injuste, du moins relativement au reste.
J’évoquais plus haut que Jackson empruntait à Livingstone, c’est surtout car j’aime à croire que les deux vieux amis avaient pioché chacun dans le style de l’autre pour cette doublette célébrant toutes ces décennies de livres-jeux.
Plus raisonnablement, on a déjà vu le créateur de Sorcellerie! faire montre de one-true-path impitoyable- dans Le Manoir de l’Enfer, par exemple. Et si, comme mentionné précédemment, nous ne nous trouvons point dans une telle configuration, l’aventure se soldera bien par un aspect tristement familier des ouvrages de Livingstone : une check-list d’objets à posséder.
Même si en usant de vigilance vous pourriez repérer quelque indice vous incitant à glaner certains d’entre eux, l’un en particulier est d’une telle banalité qu’il est aisé de passer à côté. Pour un des objets, le livre vous accorde un jet de Chance pour vérifier si un de vos compagnons (vous rencontrez plusieurs PNJ intéressants durant votre séjour à Salamonis, les plus courageux se joindront à vous pour entreprendre la quête confiée par le Roi) possède l’élément requis.
S’il vous manque un seul « ingrédient » de la liste, alors qu’il n’y a pas franchement de trame incitant à les récolter jusqu’à ce point, c’est la honteuse fin de vos aventures et vous rentrez tête basse planter des betteraves.
Et même avant ce dernier segment, vous échouerez également si vous ne possédez pas un autre objet !
Il y a donc de quoi être mitigé sur cette ligne droite finale.
D’un côté, il est original de ne pas avoir un plan de route établi dès le début, par ailleurs, lorsque vous aurez résolu la mission, plusieurs éléments épars s’emboiteront à la manière d’un puzzle logique : cette conclusion fait sens et en dernière analyse, est satisfaisante, sacrant votre personnage comme un héros à l’Amonour nonpareil.
D’un autre côté, cette occasion glorieuse que votre avatar attendait tant arrive de manière fracassante et sa réussite présuppose une série d’actions dont un certain nombre est commodément rattaché à sa résolution, sans lien évident sur le moment.
Le plus gros problème que l’on pourrait pointer est qu’un de vos compagnons de quête connait clairement la liste obligatoire des objets pour atteindre votre objectif, ne s’en préoccupant que lorsqu’il est trop tard.
Alors même que Jackson offre des alternatives auparavant, des solutions de rechange, il est donc un brin décevant de rencontrer un tel obstacle à la onzième heure.
Naturellement, il serait injuste de noircir tout le tableau à cause de cet accroc lié à la structure atypique de ce LDVELH.
On tient là une belle alliance entre la traditionnelle soif d’aventure, épée au clair, qui anime la plupart des héros des Défis Fantastisques, avec une mise en scène sortant des moules du passé pour nous offrir de l’action et de l’humour, ainsi qu’une part de mystère, dans une ville bien croquée et ses environs riches en identité.
Jackson n’hésitera pas non plus à faire référence à des éléments du lore : vous pourrez ainsi croiser un Jib-Jib, une créature inoffensive rencontrée dans la série Sorcellerie!, entendre parler de ce bon vieux Balthus le Terrible, le nom de Fourga sera prononcé et ainsi de suite…
Incluez les mini-mécaniques de jeu et vous obtiendrez un tome aux 480 paragraphes qui incite à la rejouabilité, tout en donnant envie de le relire avec le style frais de l’auteur.
Si vous ne deviez en choisir qu’un entre les deux livre-anniversaires, celui serait plus à recommander.
Quoi qu’il en soit, puisse l’esprit de l’aventure continuer de vous animer, et que jamais votre Endurance ne faillisse !
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