L’existence est composée d’expériences – que l’on choisit, que l’on subit, que l’on accepte ou que l’on recherche activement.

La curiosité est un facteur important ; lorsque j’ai entendu parler d’un livre-jeu cherchant à nous plonger dans un monde cyberpunk, j’ai dégainé ma carte bancaire afin de voir de quoi il retournait !

D’autant plus que la quatrième de couverture promet de nous faire vivre cela à travers un kaléidoscope singulier : celui d’un joueur de MMORPG, genre connu pour ses contenus éléphantesques- une condition nécessaire pour attirer et garder une large communauté.

Comment Paul Blanchot, ayant écrit jusque-là de la littérature non-interactive, allait parvenir à transposer sur la cellulose quelque chose d’aussi dense ? Pour le découvrir, ami Lecteur, laissez vos dés et votre crayon bien au chaud, ne vous embarrassez point d’une feuille d’aventure et traçons la route vers ce monde dévasté…

Même plus un homme

Et pour rester fidèle à la présentation de l’auteur, voici l’histoire telle qu’elle est affichée au dos de l’ouvrage :

On retrouve en effet un thème cher au cyberpunk : un monde dominé par des corporations, des castes déconnectées de la réalité, une humanité résignée à la déchéance, laissée de côté.

Bien naturellement, au cours d’une « mission » d’introduction, on incarne un de ces miséreux, considéré comme du rebut par les populations des mégalopoles, lors d’un raid qui se termine fort mal.

Suite à cette débâcle, on échoue à Motorway Junction : autrefois rassemblement d’âmes en peine et de vagabonds, maintenant une véritable communauté en croissance, se construisant en opposition aux FMOE (les forces de maintien de l’ordre à la botte des mégacorporations) pour tenter de redonner ses lettres de noblesse à l’humanité.

Vous voilà donc nouvelle recrue de Mortorway Junction, toutefois le monde au-delà des cités d’ivoire étant devenu profondément sauvage et dangereux, à l’essai au début : on vous équipe d’une ceinture d’explosifs, laquelle détonnera si jamais vous veniez à devenir un élément indésirable (méthode qu’aurait sûrement approuvé Elijah dans Fallout : New Vegas).

A VOUS de vous rendre suffisamment utile (par l’obtention de points de réputation, octroyés après chaque mission réalisée dans la première partie du livre) pour gagner la confiance de vos nouveaux compatriotes, puis avoir accès au monde extérieur et des aventures plus palpitantes !

(Le niveau de palpitation narrative en aidant la maintenance à effectuer des réparations s’avère relativement modeste)

Enfin, pas réellement.

Si vous avez été attentif, ami Lecteur (connaissant votre acuité cérébrale, je n’ai aucun doute là-dessus) vous avez compris que cette fois-ci, nous ne serions pas directement l’avatar projeté dans un univers peu tendre,

mais bien un gamer de MMORPG, une espèce bien réelle.

Un peu comme si vous regardiez votre ami s’adonner à un jeu vidéo juste à côté de vous, en spectateur – à ceci près que vous dans cette configuration, votre ami pourrait solliciter votre avis concernant certains choix, à moins que vous ne décidiez de le donner vous-même.

En effet, plutôt que de délayer cette révélation fracassante, autant vous indiquer dès maintenant ce que n’est pas Motorway Junction, malgré ce qui est écrit sur la quatrième de couverture : un livre-jeu.

Pour expliciter cette assertion, il semble nécessaire de s’accorder sur ce qu’est un livre-jeu et comme on peut s’y attendre, il existe plusieurs définitions.

J’aime assez celle de Crawford, game designer américain :

« La narration interactive est une forme de récit dans laquelle la trame narrative réagit de manière significative aux actions de l’utilisateur. »

Néanmoins la « réaction de manière significative » pourrait être sujette à débats : pensez par exemple aux classiques des LDVELH, foisonnant de one-true-path, où la réaction du livre sera de vous zigouiller (sur le champ ou à retardement) pour ne pas avoir pris une décision plus ou moins arbitraire, souvent.

C’est certes significatif, tout en vous plaçant sur des rails.

Si l’on continue de se référer à Crawford en se concentrant sur les trois éléments essentiels qu’il dégage en la matière, cela devient un brin plus précis :

Agency (capacité d’agir) : le lecteur-joueur doit sentir que ses choix comptent.

Feedback (rétroaction) : le système doit réagir à ses choix.

Narrative context (contexte narratif) : les événements doivent rester cohérents dans une logique narrative.

Encore que l’on pourrait également ergoter sur ce qu’est un choix qui compte. Pensez ainsi à Un Slasher dont vous êtes le Héros où la majorité de vos choix vont vous faire périr de diverses manières : est-ce que cela compte de pouvoir décider entre diverses fragrances de trépas ?

Dans tous les cas, lesdits choix se traduisent le plus souvent par la formule arborescente bien connue, où un paragraphe nous donne plusieurs options pour continuer l’aventure, chacune menant à une section distincte, jusqu’à tomber sur un redouté PFA ou la fin du tome.

(Evidemment, certains paragraphes n’offrent aucun choix – lorsque ces sections-tunnels sont trop nombreuses, l’interactivité en pâtit)

Dans ce volumineux livre (plus de 300 pages, format A4 !) il ne sera donc aucunement question de voguer d’un paragraphe à un autre.

Motorway Junction se compose de trois ensembles de missions, les premières dédiées à la récolte de la réputation, celles suivants s’ouvrant sur le monde avec notamment l’intégration d’un Clan, les dernières cristallisant le conflit face aux FMOE.

La seule liberté qui nous échoit est celle de décider dans quel ordre nous allons réaliser les missions- pour les deux premiers ensembles seulement, la troisième partie nous obligeant à enchaîner les missions dans l’ordre des pages. Voici l’index, qui vous donnera une meilleure idée de l’ordre des choses :

Avec des petites cases à cocher pour vous y retrouver dans votre lecture, ici ou au début des missions.

Cette liberté est toutefois illusoire puisqu’il n’y a aucune variation, aucune conséquence à lire les missions dans un sens ou dans l’autre.

Ceci s’explique par deux facteurs. Le premier est l’absence quasi-complète de système de jeu.

On mentionnera ici que vous gagnez de l’expérience dans tel domaine, que vous acquérez tel équipement, sans se traduire par une mécanique : uniquement pour refléter le fait que vous suivez les pérégrinations d’un joueur de MMORPG.

Quelques fois on vous placera face à des tests de compétence où il faut lancer un D6, cependant comme échouer n’a comme conséquence que de devoir réessayer, cet élément ne trouve aucun écho dans une littérature non interactive.

Pareillement, les choix proposés sont soit cosmétiques, soit une privation de contenu puisqu’on refusera la mission en cours. La seule exception notable consiste à rejoindre les FMOE, action que vous déconseille l’auteur. Capacité d’agir et rétroaction sont donc à peine esquissées.  

Quant aux mini-jeux (des labyrinthes) ils se trouvent à mon sens également vidés de sens, puisque les réussir ou y échouer ne bouleverse en rien le récit…

Le travail de fourmi fourni par Paul Blanchot dans les Game Design Document, où il explique ce qui sous-tendrait un MMORPG comme Motorway Junction s’il existait, où il décrit certaines scènes cinématiques importantes, détaille les armes disponibles, des éléments centraux du gameplay etc. ne vise donc qu’à donner substance à un jeu auquel on ne participe jamais de manière significative.

Nous ne sommes même plus un lecteur-joueur : un lecteur tout court.

Sur les autoroutes de l’Enfer

Cette constatation m’a heurtée de plein fouet, tel un Scorpitron de la série Wasteland, assez tôt durant la découverte du tome.

N’arrivant pas à m’expliquer cet état de fait, j’ai tout naturellement décidé de me renseigner en regardant l’interview de l’auteur par Danou, que je salue au passage pour son investissement dans la communauté et sa volonté de mettre en lumière les créateurs.

Paul Blanchot y énonce à plusieurs fois une évidence finalement toute simple : Motorway Junction est avant tout un roman, un roman qu’il a tout d’abord voulu écrire pour lui, avant de chercher à le faire exister via Ulule.

A partir de là, on pouvait se questionner quant au type de public ciblé.

Les amateurs de littérature interactive (ou de jeu de rôle) risquent de ne pas y trouver leur compte, puisque l’interactivité offerte est toute symbolique.

Pourquoi, par exemple, s’échiner à remplir en détail une feuille de personnage, puisqu’elle concerne l’avatar qui se meut par le truchement d’un gamer, sans aucune action véritable de notre part ?

Les aficionados de MMORPG ? Paul Blanchot mentionne les clins d’œil, effectivement présents : la nonchalance de la réaction du gamer lorsqu’on lui propose de sortir alors qu’il se trouve en pleine instance, la frustration de la box internet qui plante en plein milieu d’une mission cruciale, les pseudonymes typiques des autres joueurs…

(Point de détail : si le livre d’adresse aux fans du genre, pourquoi expliquer des termes comme spam, QTE et autres ?)

Je me suis moi-même peu adonné à cette catégorie de jeu vidéo, étant d’un naturel plus solitaire : il serait bien vain de ma part de trancher.

Il est indéniable que l’auteur a déployé de grands efforts pour traduire l’expérience qu’aurait un gamer se plongeant dans ce MMORPG fictif, que ce soit en allant jusqu’à régulièrement indiquer quels autres choix de dialogues existaient, ou en décrivant avec minutie une mission, qui, manette ou souris à la main, pourrait typiquement s’avérer quelque peu barbante – comme la récupération de matériaux dans les terres désolées ou l’extermination de vermine dans les égouts.

Sans conteste, les missions (une trentaine) à parcourir évoqueront ce qui aurait pu exister si Motorway Junction existait réellement, avec ses Clans, ses bécanes de métal hurlant, ses objets à looter, ses divers types d’activité, ses Snakes (des « reptiles » mécaniques gigantesques, ultra blindés, des boss à eux seuls

sillonnant ce monde dystopique), ses choix plus ou moins moraux, ses moments forts en équipe avec d’autres joueurs…

Si vous avez soif d’action et de pétarades, vous aurez probablement plus que votre content à travers ces pages, depuis les courses effrénées jusqu’aux assauts sur une prison fortifiée, en passant par le démantèlement d’un trafic de drogue ou une bataille en règle contre les FMOE.

Rajoutez des sections comme les Annexes et les Bibles des personnalités (donnant de la substance aux divers PNJ croisés) et vous ne pourrez que sentir la passion, le travail remarquable investi pour penser à de nombreux détails, donnant du crédit à ce projet, de l’étoffe à cette vision.

La substantifique moelle ludique étant écartée, je vous avoue sans honte, ami Lecteur, être quelque peu désemparé pour statuer (un peu comme après avoir terminé ma lecture du Polar dont vous êtes le Héros) – ce qui, au-delà du but informatif, reste un des buts d’une critique étayée.

Après avoir lu la majorité de l’ouvrage (certaines missions n’ont pas su éveiller mon intérêt) je crois que c’est le concept même, exécuté de cette manière, qui m’a empêché d’apprécier la prose de Paul Blanchot.

J’était tout à fait partant pour incarner un personnage dans ce genre de monde – j’apprécie à la fois le post-apocalyptique ou le cyberpunk – or, vivre ce monde par le prisme d’un gamer a généré une distance, où la modularité du récit (si elle correspond bien à ce qui se passerait dans un vrai MMORPG) a créé une entrave et non pas une aide à l’immersion.

Cette histoire n’était pas la mienne et je ne me suis pas reconnu dans ce joueur : j’aurai pu éprouver du plaisir à y participer dans un monde de pixels, tout comme j’ai vibré en incarnant V dans Cyberpunk 2077, pas par le biais de la lecture.  

Comprenez toutefois que l’intention n’est aucunement de jeter la pierre à l’auteur.

Pour un premier essai dans notre microcosme, vouloir mettre sur pied un livre-jeu solo cyberpunk avec un système de jeu tenant la route, non-linéaire et sur tellement de pages, aurait représenté un défi encore plus conséquent.

Et Paul Blanchot le dit lui-même dans son interview : ce n’est pas un LDVELH…

Pour des raisons allant au-delà d’une simple question de paragraphes numérotés.

Un mot, avant de conclure, concernant les illustrations.

Celles à l’intérieur du volume sont libres de droit, tantôt des photos auxquelles on aurait appliqué une sorte de filtre, tantôt des dessins. Le tout s’avère plutôt hétérogène, certaines images donnant l’impression d’être trop pixellisées.

Cela peut parfois donner l’impression d’un remplissage guère utile : je vous laisserai, ami Lecteur, juger sur pièce avec les exemples fournis dans cette critique.

Motorway Junction est un ouvrage pour le moins atypique, pétri de passion, tant ambitieux que généreux dans son contenu.

Il ne saurait toutefois pas être apprécié en tant que lecteur-joueur, mais en s’abandonnant complètement au concept (déroutant ?) de voir ce MMORPG imaginaire à travers les yeux d’un gamer.

Il faut simplement rester conscient qu’il ne s’agit pas réellement d’une lecture interactive : votre survie ne dépendra pas de vos choix, puisqu’il s’agit d’un roman.

Si d’aventure vous cherchiez un livre-jeu dans le thème, je vous recommanderai Heart of Ice- en prenant en compte le fait que la création de Dave Morris est davantage teintée de cyberpunk, plutôt qu’elle n’embrasse complètement le genre.

Si les AVH sont à votre goût, vous trouverez ici une aventure se déroulant dans l’univers de Neuromancien, l’œuvre fondatrice du cyberpunk, livre qui a inspiré Paul Blanchot pour Motorway Junction.

By Aronaar

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